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La Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels créée, en 1953, et présidée par le juge Thomas Tremblay dépose son rapport en 1956. Entre-temps, en 1954, le gouvernement de l'Union nationale, sous la direction de Maurice Duplessis, adopte un impôt sur le revenu personnel. Après de fortes tensions entre Québec et Ottawa et des discussions serrées avec le premier ministre du Canada, monsieur Louis Stephen Saint-Laurent, Maurice Duplessis accepte finalement, après huit mois de négociations, de modifier le préambule de sa loi sur l'impôt du Québec. La loi modifiée fut adpotée le 10 février 1955.

Durant la même période, la situation du français au Québec et au Canada donne des signes d'inquiétudes. La métropole du Québec, Montréal, se transforme rapidement au cours des années 1950. Les tensions sociales augmentent. Les Canadiens-Français cherchent des réponses nouvelles à leur avenir.

Historien et observateur perspicaces de la société québécoise, Michel Brunet juge utile de faire connaître aux lecteurs nationalistes de L'Action nationale la véritable nature du phénomène d'assimilation. Par ce biais, il fait connaître publiquement les idées de Maurice Séguin sur l'assimilation. Après la publication de Canadians et Canadiens (Montréal, Fides, 1955/1979), de La Guerre de la Conquête par Guy Frégault, en 1955, chez le même éditeur, et des inquiétudes constantes des Canadiens français découlant des Recensements du Canada, la question de l'assimilation devenait de plus en plus cruciale. La place de la langue française dans la société québécoise apparaissait de plus en plus vulnérable.

Par conséquent, les débats et les conflits linguistiques qui ont marqué la fin des années 1950 et les décennies 1960 et 1970, ne laissent aucun doute sur ce problème pour le Canada Français, comme on le disait à l'époque. D'ailleurs, ils demeurent encore, aujourd'hui, l'un des problèmes majeurs du Québec-Français.

De manière à éclairer la discussion sur ce problème, nous donnons intégralement le texte de Michel Brunet qui se trouve dans L'Action nationale sous le titre " Qu'est-ce que l'assimilation ? " (janvier 1956, vol. xlv, no 5, p. 388-395). Pour les références paginales au texte original, nous avons cru bon les indiquer entre parenthèses dans le corps du texte électronique. Les sous-titres en italiques sont du Rond-Point.

Bruno Deshaies
Québec, 27 mars 2000

Qu'est-ce que l'assimilation ?
(Michel Brunet, 1956)

(388) Certains mots qu'utilisent l'historien pour décrire les phénomènes sociaux qu'il étudie charrient avec eux une lourde charge d'émotivité. Les passions et les réactions qu'ils soulèvent dans les esprits embrouillent les notions les plus simples. Par instinct de défense, par mauvaise habitude ou par pusillanimité, on refuse de voir en face les dures réalités que ces mots désignent.

Au Canada français, il serait facile de dresser une longue liste de termes qui agitent violemment la subconscience de nos compatriotes. Ils évoquent des souvenirs, des préjugés et des mythes que les siècles antérieurs ont incrustés dans nos imaginations. Nous n'avons pas à nous en étonner ni à nous en défendre. Il est très normal qu'il en soit ainsi. Cependant, nos émotions collectives deviennent néfastes lorsqu'elles nous empêchent d'être lucides et entretiennent de dangereuses illusions.

Perception du concept d'assimilation par les Canadiens français

Le mot " assimilation " est un de ces termes dont le sens n'a jamais été pleinement saisi au Canada français. Une longue et patriotique tradition prétend que les Canadiens vaincus, conquis et occupés ont victorieusement résisté à la pression assimilatrice de leurs conquérants. N'ont-ils pas conservé leur langue maternelle? Voilà la preuve, la preuve irréfutable selon eux, qu'invoquent tous ceux qui nient le processus d'assimilation intégrale commencé depuis bientôt deux cents ans. Ces éloquents et sincères défenseurs de la résistance linguistique ignorent ce qu'est réellement l'assimilation.

(389) L'histoire de toutes les sociétés nous rappelle des phénomènes continus d'assimilation. La nation française s'est formée au cours des siècles parce que des Normands, des Bourguignons, des Bretons, des Lorrains, des Alsaciens et plusieurs autres groupes culturels ont perdu leur autonomie collective et sont tombés sous la domination de l'Ile-de-France. La nation espagnole, la nation anglaise, la nation italienne, la nation allemande se sont constituées de la même façon. Chaque fois, c'est un État national plus puissant que les autres qui prend l'initiative de soumettre ses voisins à son autorité. Cette œuvre d'unification s'accomplit par des mariages dynastiques, par des guerres de conquête, par une politique agressive de centralisation administrative, par des pressions économiques, par le prestige d'une culture plus dynamique et parfois par des mesures policières. La Russie, sous la dictature des Soviets comme sous l'empire des tzars, poursuit depuis des siècles la tâche d'assimiler toutes les nationalités qui peuplent les territoires sur lesquels s'exerce l'autorité directe de Moscou. La Chine impériale, au cours de sa longue histoire, a subjugué de nombreux peuples dont elle a fait des Chinois. La conquête anglaise a réalisé l'unité territoriale et politique des Indes et le gouvernement de la Nouvelle-Delhi s'est donné la mission de former une nation hindoue. La nation américaine, fondée par l'Angleterre, a transformé en Anglo-Saxons d'Amérique les millions d'immigrants qu'elle a accueilli dans ses cadres. Le Canada anglais ne procède pas différemment avec les immigrants qui viennent s'y établit.

Assimilation des individus et des groupes ethniques

Assimiler c'est rendre semblable. Celui qui s'assimile oublie qui il est et s'efforce d'imiter ceux auxquels il veut ressembler. Car l'assimilation résulte toujours du (390) désir ou de la nécessité d'imiter les autres. Le cas est particulièrement évident chez un individu isolé dans un milieu étranger. Il ambitionne de se faire accepter. Il y parvient en se rendant semblable à ceux avec lesquels il est forcé de vivre. Il se considère obligé d'agir comme les autres. C'est le sort inéluctable de l'immigrant. Il s'y soumet habituellement sans résistance. Au contraire, son intérêt personnel et les puissantes pressions du milieu l'encouragent à s'assimiler le plus tôt possible. Seule la première période d'adaptation présente quelques difficultés. Après une ou deux générations, les descendants de l'ancien immigrant sont complètement intégrés à la société qui les a adoptés. Toutes les nations, même les plus faibles, ont assimilé et continuent d'assimiler les immigrants qui leur demandent asile. Rappelons que la nation américaine, de 1783 à 1952, a absorbé ainsi 40,000,000 d'immigrants venus de tous les pays du monde. L'assimilation des individus sortis de leur milieu culturel d'origine pose, en général, très peu de problèmes.

La situation devient beaucoup plus complexe lorsque deux ou plusieurs groupes ethniques de cultures différentes sont appelés à vivre en contact prolongé à l'intérieur d'un même État. Habituellement, cette cohabitation n'est pas le résultat d'un choix libre et volontaire. Un mariage dynastique, un échange de territoire ou une conquête en sont généralement la cause. Dès que la cohabitation commence, un processus d'assimilation s'engage. La nation la plus forte impose peu à peu sa domination aux autres groupes. Ceux-ci obéissent à un instinct collectif de conservation et résistent. Parfois, ils obtiennent des chartes spéciales et des garanties constitutionnelles. Ils réussissent souvent à conserver (391) quelques institutions qui affirment partiellement leur identité comme collectivité sociale distincte. Néanmoins, le groupe dominant garde nécessairement l'initiative dans les principaux domaines de la vie collective : politique extérieure, politique intérieure générale, mise en valeur du territoire. Les groupes dominés ne sont pas exclus de la vie en commun. Leurs membres jouissent de tous les droits individuels reconnus à tous les citoyens. Mais, comme collectivités sociales, les minorités nationales sont graduellement obligées de se soumettre bon gré mal gré aux pressions et aux directives de la majorité. Elles abandonnent toute résistance organisée lorsqu'elles ont totalement perdu la liberté d'agir collectivement.

Il ne faut pas oublier, toutefois, que toutes les sociétés sont exposées à des pressions assimilatrices. Même les frontières nationales ne protègent pas entièrement contre les influences extérieures. Toutes les nations d'ailleurs s'influencent les unes les autres. Mais ces échanges entre nations souveraines s'établissent dans des conditions normales qui n'enlèvent pas aux sociétés nationales indépendantes leur liberté d'agir collectivement et de contrôler efficacement la nature et la somme de ces influences étrangères. Bien différent le sort du groupe ethnique politiquement et économiquement soumis à une nation plus puissante qui habite le même territoire que le sien. Quelques esprits chimériques qui constatent ce fait se consolent en soutenant que le groupe assimilateur subit lui-même l'acti9on collective du groupe assimilé. Il est vrai que l'assimilation n'est jamais unilatérale. Il existe toujours des inter-échanges. Mais il serait absurde de prétendre que le groupe le plus faible peut absorber le plus fort. Quant à ceux (392) qui se réfugient dans l'hypothèse généreuse d'une fusion de cultures d'où naîtrait une civilisation originale, ils prennent leurs rêves pour des réalités. Si une civilisation unique triomphe c'est toujours celle de la société majoritaire qui jouit de la force que donnent le nombre, le prestige, le succès, la richesse et la liberté nationale. Ces attributs n'appartiennent pas à la nation subordonnée.

Lenteur de l'assimilation complète d'une nation annexée

Toutefois, l'assimilation complète de la nation annexée ne se réalise pas, comme pour l'immigrant isolé, en deux ou trois générations. Elle s'accomplit au cours des siècles. On constate qu'elle est terminée le jour où les membres de l'ancienne nation autonome, réduits au niveau d'une masse anonyme d'individus isolés, ont perdu conscience de former un groupe distinct et sont définitivement intégrés à la nation dominante. Cette intégration se fait à l'intérieur des institutions politiques, économiques et culturelles placées sous l'autorité de la nation majoritaire. Quand les représentants de la minorité participent à l'exercice de cette autorité, ils le font sous la tutelle de la majorité et selon les règles fixées par celle-ci. Chaque fois que la minorité se voit contrainte de renoncer à ses propres institutions, chaque fois qu'elle n'a pas la liberté de créer des organismes indépendants uniquement à son service, chaque fois qu'elle doit accepter comme siennes les institutions de la majorité, le processus d'assimilation s'accélère. Quand la communauté des représentations collectives est achevée, l'assimilation du groupe le plus faible par le groupe le plus fort est consommée. Et si la nation minoritaire a conservé sa langue, il ne reste plus alors qu'à s'en débarrasser comme on abandonne un vieux vêtement qui ne sert plus.

Assimilation et non-assimilation

(393) L'observation des faits sociologiques révèle que la perte ou la conservation de la langue maternelle ne sont pas des critères pour conclure à l'assimilation ou à la non-assimilation d'une collectivité. Les Irlandais de l'Irlande du Sud ont adopté la langue de leurs conquérants anglais, mais ils ont conservé la liberté d'agir comme nation indépendante. Et ils s'en sont servis. On rencontre souvent des Canadiens français anglophones qui, néanmoins, refusent de se considérer membres de la nation Canadian. Par contre, plusieurs Canadiens français, ardents défenseurs de la survivance linguistique, prêchent le pancanadianisme et croient en l'existence possible d'une nation canadienne unique qui serait biethnique et biculturelle. Les premiers ne sont pas assimilés à la majorité Canadian tandis que les seconds, même s'ils parlent encore français, ont changé de nationalité. La tragédie c'est qu'ils ne s'en rendent même pas compte.

L'assimilation, pour les immigrants comme pour les membres d'une société soumise à la domination immédiate d'une autre société, c'est la perte de la liberté d'agir par soi-même. L'immigrant doit accepter les conditions que lui impose le nouveau milieu où il s'établit. La nation que le sort des armes et des traités a placée en permanence sous l'autorité d'une autre nation subit les directives de celle-ci. Finalement, elle est amenée à adopter les manières de penser et d'agir de la majorité. Ses propres dirigeants deviennent les interprètes de ceux qui ont la maîtrise politique et économique du pays. Consciemment ou inconsciemment, ils donnent leur appui aux pressions assimilatrices. Impressionnés par le dynamisme et par les succès de la nation majoritaire, les membres les plus énergiques et les plus (394) ambitieux de la minorité cherchent souvent à se faire une carrière dans les institutions du groupe dominant. Ils déplorent amèrement l'état de stagnation de leur groupe ethnique. Ils en ignorent les causes profondes. Mais ils ont la dangereuse illusion de pouvoir améliorer rapidement la situation de la minorité en invitant celle-ci - pour reprendre une expression mise à la mode en ces derniers temps au Canada - à "s'intégrer lucidement" aux organismes sociaux créés et contrôlés par la majorité.

Sort des minorités nationales

Une minorité nationale ne peut sortir de son état d'infériorité que dans la mesure où elle conserve un minimum de liberté d'action collective coordonnée, constante et dynamique. Quelques membres du groupe subordonné - et leur nombre demeure toujours très limité - parviennent à se hausser dans l'échelle sociale en s'assimilant à la majorité. Mais un groupe ethnique n'a aucun intérêt collectif à précipiter sa propre désintégration lorsqu'il occupe en nombre suffisant un milieu géographique donné où il dispose de cadres politiques partiellement autonomes, d'institutions économiques et culturelles soustraites à l'autorité de la majorité et de ressources matérielles susceptibles d'être mises à son service. Si, en plus, il a conservé sa langue, cette fidélité, qui a longtemps nourri son vouloir-vivre national, lui donne un puissant moyen culturel pour rallier ses énergies et inspirer son action collective. Dans de telles conditions, une minorité n'a pas le choix : elle doit survivre. Et elle seule peut déterminer la qualité de sa survivance.

Que peuvent faire les dirigeants d'une minorité nationale par rapport à l'assimilation sociale ?

Que peuvent faire les dirigeants d'une minorité nationale que l'évolution historique a engagé dans un (395) processus d'assimilation sociale ? D'abord, ils doivent savoir ce qui se passe, ne pas se leurrer eux-mêmes ni tromper leurs compatriotes.

Après cette prise ce conscience indispensable, ils dresseront un inventaire exact des forces spirituelles et matérielles, des ressources et des institutions de leur groupe ethnique. Ils s'efforceront de préserver l'intégrité de ces moyens d'action encore au service de la minorité. Ils l'entraîneront à multiplier ses initiatives collectives en politique, en économique et dans tous les autres domaines de l'agir social. Ils lui apprendront à penser et à poser des actes par elle-même. Ils veilleront à restreindre au minimum nécessaire le nombre des institutions où la minorité est obligée de s'associer à la majorité. Car lorsque celle-ci prend l'initiative d'une action collective, le groupe le plus faible joue fatalement un rôle subordonné qui lui enlève une partie de son vouloir-vivre collectif. Celui-ci s'étiole chaque fois que le groupe minoritaire se soumet à l'autorité immédiate du groupe dominant. C'est une autre capitulation qui s'ajoute aux précédentes.

Un tel programme exige beaucoup de vigilance et de dynamisme. Les faibles, les pusillanimes et les tièdes diront qu'il est utopique. Refuser d'en tenter la réalisation c'est se soumettre aveuglément aux déterminismes de l'histoire. Chercher à le réaliser c'est croire en la vie et en l'action collective des hommes de bonne volonté.

Michel Brunet


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