YVES MARTIN

La Presse, mardi 14 octobre 2003

Présentation

L’auteur de cette opinion est aujourd’hui retraité. Cependant, il a occupé diverses fonctions à l’université et au gouvernement du Québec. De professeur de sociologie à l’Université Laval (1956-1964), il opte pour la fonction publique du Québec où il devient sous-ministre adjoint au Ministère de l’Éducation en 1966. Trois ans plus tard, il occupera le poste de sous-ministre jusqu’en 1973.  Sous le gouvernement de Robert Bourassa, on le retrouvera à la régie de l'Assurance-maladie du Québec en 1973, à titre de directeur général. Mais, en 1975, il quitte la fonction publique.  Le poste de recteur de l'Université de Sherbrooke est ouvert et il ira l’occuper jusqu'en 1981. Selon les circonstances, il a joué le rôle de conseiller politique auprès des premiers ministres Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry.  Yves Martin est aussi l'auteur de plusieurs publications.

 Ce qui a provoqué la publication de cette opinion, dans La Presse du 14 octobre 2003, fut la parution, le 18 septembre 2003, du livre d’André Pratte, Le Temps des girouettes, Montréal, VLB éditeur, 2003, 224 p.

D’entrée de jeu, Yves Martin n’hésite pas à écrire : «Je viens de [le] lire - d'une traite - »… Presque indigné de l’attitude de l’éditorialiste de La Presse, il lui réplique fermement : «…ce ne sont pas des "gains" partiels, quelque importants soient-ils, mais ce qui serait le gain par excellence : la maîtrise du politique…».  Le message est clair non seulement pour les fédéralistes mais aussi pour les indépendantiste qui tergiversent avec des notions flous de souveraineté, de promesses de référendum ou même de constitution, etc.

Il ne pose pas « la question de fond » de la même manière qu’André Pratte.  Le désaccord est total.  Cependant, cette opposition n’est pas seulement envers les fédéralistes mais aussi sur certaines idées éculées défendues chez les souverainistes épris par les avantages que peut receler la formule du «fédéralisme décontracté». Déjà, en 2002, dans la Préface à l’ouvrage de l’ex-juge Marc Brière, il avait exprimé la distance qui le séparait de la vulgate du souverainisme lévesquiste ou péquiste de l’époque. C’est pourquoi, il vise à dégager le fait d’être indépendant afin de mettre fin à la diversité des conceptions de la souveraineté dans le camp des indépendantistes.

Alors, il faut aller lire cette Préface[1] pour mieux comprendre son argumentation ainsi que les difficultés et les lacunes qui se retrouvent dans le discours souverainiste admis ou reconnu. D’où cette réflexion finale : «À propos de la « solution confédérale ». [...] S'il y a désaccord sur la position péquiste, il faudra que ce soit sur ce qu'elle est plutôt que sur l'interprétation erronée qu'on peut en donner.»

Outre l’édition de La Presse, le texte est accessible en ligne  ci-dessous et aux deux endroits suivants :

 - Lepatriote.ca : http://lepatriote.ca/nouvelles/2014/09/11/la-question-fondamentale/?print=pdf

- Vigile.quebec : http://www.vigile.net/archives/ds-actu/docs3a/03-10-14-1.html#14lpym

Voir Vigile.quebec  Indépendance politique du Québec  425. Chronique de Bruno Deshaies, 23 janvier 2015. 

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[1] Dans Marc Brière, Pour sortir de l’impasse : un Québec républicain !  Montréal, Les Éditions Varia, 2002, 246 p.  Collection «Sur le vif». Les Classiques des sciences sociales. Texte téléchargeable. http://classiques.uqac.ca/contemporains/briere_marc/pour_sortir_impasse/pour_sortir_impasse_preface.html

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DOCUMENT

LA question fondamentale

Je viens de lire - d'une traite - Le Temps des girouettes. Journal d'une drôle de campagne électorale (VLB, 2003). Comme à Gérald Leblanc (La Presse, 28 septembre 2003), le livre d'André Pratte m'est apparu "original, intéressant, utile et rafraîchissant". Et l'acteur, discret, que j'ai été durant la campagne électorale du printemps dernier au Québec partage globalement le diagnostic proposé par l'auteur sur le sens de cette campagne et de ses antécédents depuis l'automne 2002: une vague de fond favorable au changement. Mais le Journal comporte une brève digression sur la souveraineté que je crois opportun de commenter.  C'est en marge de sa participation à l'émission Droit de parole sur le thème "La souveraineté est-elle dépassée?", le 24 janvier 2003, qu'André Pratte consigne dans son Journal l'essentiel de ses vues sur la souveraineté. Celles-ci ont le mérite de la concision. Elles se ramènent à deux propositions. La première: "Les Québécois forment une nation, et toute nation peut un jour ou l'autre aspirer à la pleine souveraineté" (p. 112). La seconde: "La question fondamentale, selon moi, c'est de savoir si la souveraineté est aujourd'hui nécessaire, souhaitable, faisable. Je réponds non sur les trois plans" (p. 114).

La question de fond

Pas "faisable", la souveraineté? Au moins depuis la commission Bélanger-Campeau, cette question ne se pose plus. Peut-être serait-elle "difficile", comme le souligne André Pratte, mais, forte de l'appui de la légitimité démocratique dont elle serait issue, l'entreprise pourrait être menée à terme avec "détermination", dans l'"enthousiasme" même, pour reprendre des termes de l'auteur. Ni "nécessaire" ni "souhaitable", la souveraineté, parce ce que, selon ce dernier, "malgré les obstacles, les Québécois francophones ont atteint - sans sortir du Canada - la plupart de leurs objectifs", parce qu'ils "ont DÉJÀ fait le Québec" et que "les gains à attendre de la souveraineté sont donc petits par rapport aux risques et aux problèmes qu'il faudrait affronter". L'auteur précise que sa position ne tient pas au fait qu'il croit "possible à court terme la nécessaire réforme du fédéralisme", sans pour autant chercher à situer dans le temps cette "nécessité".

La réponse d'André Pratte serait-elle la même si le problème était posé dans toute sa dimension politique ?  Dans cette perspective, il me semble qu'il y a une "question fondamentale" préalable à celle formulée par l'auteur. La vraie "question fondamentale" est de savoir où, pour les Québécois, doit se situer le centre déterminant de leur avenir collectif, à Ottawa ou à Québec. En d'autres termes, la société québécoise, se reconnaissant comme peuple et comme nation, doit-elle ou non disposer de la pleine maîtrise de son devenir? C'est la question politique de fond qu'on se pose ici depuis les origines, mais avec une acuité particulière depuis les débuts de la Révolution tranquille (demeurée sous cet angle inachevée).

Temps fort de la réflexion collective, les travaux de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec (la Commission Bélanger-Campeau) se terminaient, en mars 1991, par une constatation lapidaire: "Dans la redéfinition de son statut, deux voies seulement s'offrent au Québec: d'une part, une nouvelle et ultime tentative de redéfinir son statut au sein du régime fédéral et, d'autre part, l'accession à la souveraineté." Cette conclusion n'a rien perdu de sa pertinence, mais qui peut aujourd'hui soutenir avec quelque crédibilité qu'une réforme en profondeur du fédéralisme conforme aux aspirations et aux intérêts du Québec n'est pas une voie sans issue ? 

 Maîtriser le politique

Ce qui est en cause, à mes yeux, ce ne sont pas des "gains" partiels, quelque importants soient-ils, mais ce qui serait le gain par excellence: la maîtrise du politique, c'est-à-dire la maîtrise des décisions concernant toutes les dimensions de la vie collective des Québécois, y compris celles touchant leur insertion dans le monde, ce qui implique bien entendu l'autorité exclusive sur le prélèvement et l'affectation des ressources publiques. 

L'enjeu n'échappe évidemment pas aux stratèges du fédéralisme, de part et d'autre de la rivière des Outaouais. C'est ainsi que, pour vider de leur véritable signification les oppositions ou les réserves québécoises à propos d'initiatives fédérales, qu'il s'agisse des jeunes contrevenants, des congés parentaux, d'ingérences dans les domaines de l'éducation, de la santé ou des affaires municipales, on présentera ces réserves comme des incitations à de vulgaires chicanes. La stratégie a porté fruit, à en juger, par exemple, par le succès - peut-être durable celui-là - de la position constitutionnelle de l'Action démocratique du Québec: un moratoire d'une durée indéterminée sur "la question nationale". La plate-forme constitutionnelle du Parti libéral du Québec va dans le même sens: évitons tout affrontement, parlons arrangements administratifs et reportons à plus tard tout débat un peu significatif sur le statut du Québec au sein de la fédération canadienne ou, plus largement, sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec. L'enjeu n'est pas non plus absent - les fédéralistes n'auraient pas cette naïveté - de la remise en cause du rôle de l'État au Québec, une pièce centrale du programme du nouveau gouvernement libéral de Jean Charest.

Pendant que s'anémie ainsi l'affirmation politique du Québec, le fédéralisme canadien continue d'évoluer mais c'est dans le sens de la construction d'un État unitaire. Le mouvement qui tend à faire d'Ottawa le seul centre de décision politique vraiment déterminant convient pour l'essentiel au Canada anglais; le Québec ne saurait s'y laisser entraîner sans renoncer à terme à ce qu'il est comme société, comme peuple et comme nation. Comment, dans ce contexte, se résigner à ce que le débat soit "à bout de souffle", ainsi qu'il le semble à l'auteur et, en conséquence, à y renoncer pour "une autre décennie ou un autre siècle" ?

Le PQ n'est pas au pouvoir, il n'y a pas de référendum à l'horizon. À l'encontre de l'observation un peu désabusée d'André Pratte, le moment est peut-être propice à une réactualisation du débat sur l'avenir politique du Québec et, partant, sur le projet de souveraineté, compte tenu bien évidemment - même si c'est lassant - de l'évolution du fédéralisme canadien, mais aussi, plus que nous l'avons fait jusqu'à présent, des conditions d'épanouissement des petites sociétés dans le cadre de la mondialisation. Peut-il y avoir ici une vie démocratique saine si nous reportons délibérément à un plus tard indéterminé - aux calendes grecques ? - la définition de ce qui en est l'assise même, le statut constitutionnel du Québec ?