Rond-Point Histoire Histoire du Québec (1760 à nos jours) Présent et avenir / "Rapport Massey et le nationalisme canadian"


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Guy Frégault et la Nouvelle-France (1957)

Guy Frégault, « La colonisation du Canada au XVIIIe siècle. » In Tome 2 : Histoire des Cahiers de l'Académie canadienne-française, Montréal, 1957, p. 53-81. N.B. Les parties de phrases en gras sont de nous.


Extraits:

... ce qui compte, ce n'est pas que les Canadiens aient formé une société différente des autres; ce qui compte, c'est qu'ils aient formé une société distincte.

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Dans les années 1700, une société canadienne existe. Ses membres ont pris des habitues qui sont en passe de devenir des moeurs. Certains traits de leur figure, que tracent Marie de l'Incarnation, La Hontan, Chrestien Le Clerq, de Meulles, Denonville et, bientôt, Raudot, laissent entrevoir chez eux une certaine originalité. Les Canadiens ne ressemblent plus tout à fait aux Français. Il convient de la reconnaître, mais en même temps de faire attention que ces divergences, que préciseront encore et accuseront davantage les descriptions des voyageurs et des chroniqueurs du XVIIIe siècle, ne sont pas un effet de la volonté concertée de ceux qui en sont marqués. Il ne s'agit pas ici d'un maquillage qui aurait fini par entrer dans la peau. Il serait plutôt naturel de croire que, si les Canadiens sont des Français devenus peu à peu différents de ceux de la métropole, c'est malgré eux : normalement, personne ne s'applique à cultiver des airs provinciaux, c'est-à-dire un peu ridicules. Quant Montcalm écrit que, chez les Péan, à Québec, on vit « la mode de Paris », il ne les accuse pas de snobisme ; il leur décerne un éloge.

Je mentionne ici ce caractère de la société canadienne en évolution pour deux raisons : d'abord, parce que c'en est un auquel les historiens s'attachent le plus souvent et, en second lieu, parce qu'il n'a pas cependant qu'une faible importance historique. C'est qu'il importe de bien comprendre ceci : ce qui compte, ce n'est pas que les Canadiens aient formé une société différente des autres ; ce qui compte, c'est qu'ils aient formé une société distincte. Se contenter de noter que, vers 1700, les Canadiens se révèlent différents des Français et des Anglo-Américains, c'est rester à la surface des phénomènes. Ils constituent un groupe cohérent, animé de son propre dynamisme interne. Ressembler aux autres ou avoir d'autres airs qu'eux ? Ce n'est pas à leurs yeux un problème. On doit même dire qu'ils ne visent pas à se singulariser. Au contraire, ils se montrent soucieux de faire ici ce qui réussit ailleurs.

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Un autre colonisateur du XVIIe siècle ne porte le témoignage. Voyons ce qu'écrit Pierre Boucher dans son Histoire véritable et naturelle ... de la Nouvelle-France [Paris, 1664] : « Les Anglais, nos voisins, ont d'abord fait de grandes dépenses pour les habitants là où ils se sont placés, ils y ont jeté force monde, et l'on y compte à présente 50.000 hommes portant les armes : c'est merveille que de voir leur pays à présent ; l'on y trouve toutes sortes de choses comme en Europe, et la moitié meilleur marché. Ils y bâtissent quantité de vaisseaux de toutes façons, ils y font valoir les mines de fer, ils y ont de belles villes »... Retenons la conclusion : « Ce pays-là n'est pas autre que le nôtre : ce qui se fait là peut se faire ici. » Boucher n'exhorte pas les Canadiens à se priver de faire comme les autres. Il ne les invite pas à assumer des « innéités » pittoresques, propres à les isoler du monde moderne. Mais ni Boucher ni le reste des Canadiens d'avant 1760 ne sont prêts à remettre à d'autres la direction de leur société pour la transformer plus vite en une collectivité pareille à celle des « Anglais, nos voisins ». Sans s'inquiéter d'édifier un Canada différent, ils s'efforcent de maintenir un Canada distinct.
[...]

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Les Canadiens du régime français évoluaient dans une conjoncture trop normale pour avoir cette idée saugrenue que leur épanouissement collectif tenait à de simples différence d'expression ou de comportement. Ils n'en tenaient pas moins à un caractère distinct de leur collectivité. Et cela, non seulement contre des ennemis, mais aussi, au besoin, contre les Français. Pensons de nouveau à Ch. Aubert de La Chesnaye. Le jeune Français qui arrive à Québec en 1655 ne met pas de temps à se faire canadien. Ses intérêts, pui deux mariages l'assimilent à la classe dirigeante de la colonie. Dix ans plus tard, Talon paraît, lance des entreprises commerciales et met en place un nouveau groupe de chefs, à qui il procure des gratifications, des seigneuries et jusqu'à des dots. Qui proteste avec le plus de feu ? La Chesnaye. Il protestera encore contre Frontenac lorsque celui-ci entrera en concurrence avec les grands négociants du pays. On évoque déjà Iberville luttant contre des Français et, plus tard, Vaudreuil aux prises avec les ambitions de Montclam et de son entourage. La société canadienne traite en intruses les équipes métropolitaines qui manoeuvrent de manière à se substituer à sa propre élite. Elle tient à son intégrité.

En 1700, une société canadienne existe, se développe, évolue. Elle n'est plus à créer. Elle a sa vie. Mais il s'agit d'une vie coloniale, ce qui implique l'action de la métropole appelée à lui fournir des ressources et une direction.

Dressant un survol de « la société canadienne » en Nouvelle-France durant son évolution de 1608 à 1750, l'historien Guy Frégault fait remarquer:

« La classe supérieure de l'époque ne manque pas d'ambition. Dans son Histoire véritable et naturelle ... de la Nouvelle-France (Paris, 1664), le gouverneur des Trois-Rivières, Pierre Boucher, évoque l'œuvre des Anglais en Amérique : « Ils y bâtissent quantité de vaisseaux de toutes façons, ils y font valoir les mines de fer, ils y ont de belles villes, il y a messagerie et poste de l'une à l'autre, ils y ont des carosses comme en France ; ceux qui ont fait les avances trouvent bien à présent leurs comptes : ce pays-là n'est pas autre que le nôtre : ce qui se fait là peut se faire ici. » Boucher n'invite pas ses contemporains à se replier sur l'agriculture ; il leur propose en modèle les établissements britanniques. » (In La société canadienne sous le régime français, Ottawa, La Société historique du Canada, 1954, p. 7, (brochure no 3).

Bruno Deshaies
25 septembre 1998


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