Auteur Écrits Comptes rendus Essais sur l'individualisme


Essais sur l'individualisme

Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne

Ma première rencontre avec Louis Dumont s'est faite à travers la lecture de son beau petit livre: La Civilisation indienne et nous (1964) publié dans la collection des «Cahiers des Annales» puis réédité dans la collection « U Prisme » (1975). Cela remonte maintenant à trente-trois ans. La notion de temps historique me préoccupait à la suite de la lecture de Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien et d'Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique. Cette première lecture m'a fait apprécier la profondeur de pensée de L.D. tant au plan historique qu'idéologique.


L'originalité des travaux de Louis Dumont se situe non pas tant au niveau des faits, mais bien plus au plan de leur compréhension et de leur interprétation. Il n'y a pas de doute que son approfondissement des paradigmes socio-anthropologiques de notre culture peut en inquiéter plus d'un parmi nous bien assis sur des conceptions séculaires lourdement appuyées par des contextes politico-idéologiques dominants. En cela, la pensée et la démarche de L.D. se comparent à certains égards à celle de René Girard dans son livre La Violence et le Sacré.

Son analyse des concepts d'individualisme et d'holisme, doublée de ses réflexions sur les notions d'individu-hors-du-monde et d'individu-dans-le-monde, permet une meilleure appréhension de nos catégories mentales modernes. L.D. n'aurait réussi que cela qu'il aurait contribué à une meilleure compréhension des autres et de nous-mêmes, des différences et des ressemblances. Toutefois, son apport à la compréhension du concept de hiérarchie dans le cadre des études en sciences humaines demeure capital. Dans cette voie, il contribue avec d'autres scientifiques et, entre autres, avec Albert Jacquard, mathématicien et généticien des populations, à secouer le joug des inepties de nos raisonnements occidentaux conventionnels à cet égard.

L'ouvrage est divisé en deux parties. La première regroupe quatre études « Sur l'idéologie moderne »; la deuxième est consacrée à l'anthropologie et aux anthropologues. L'idéologie moderne concerne principalement l'évolution de l'individualisme dans notre monde (à partir des premiers siècles du christianisme pour aboutir à son contraire, le totalitarisme). « Le principe comparatif » en anthropologie fait l'objet des trois derniers chapitres. L'unité de ce recueil d'articles est bien marquée autour de l'hypostase de la modernité: l'individualisme.

Comme nos raisonnements s'inscrivent dans notre psychologie personnelle de la connaissance, il devient difficile d'échapper à une certaine réflexion épistémologique, soit l'étude des rapports de l'observé à l'observateur, de l'objet au sujet, considérés sous l'angle des interactions. Cet ouvrage est exemplaire à cet égard. Par delà l'étude anthropologique, il y a une réflexion constante sur nos modes de penser en tant que "moderne". Et le concept-clé de "hiérarchie" peut servir d'illustration en tant que concept refoulé par toute notre culture égalitariste et rationaliste (cf. p. 213-215). « ...L'asepsie en vigueur dans la science sociale, écrit L.D., nous protège de l'infection hiérarchique » (p. 215).

Il est intéressant de noter que L.D. a consacré à l'histoire des idées de nombreuses études sur des penseurs occidentaux (surtout européens) tels Marx, Tocqueville, Smith, Quesnay, Locke, Mandeville, Hobbes, Occam, Th. d'Aquin, Calvin, Fitche, Herder, Hitler et évidemment, à son maître à penser, Marcel Mauss. L'ensemble de ces études tourne autour des concepts d'individu, d'égalité et de hiérarchie dans le cadre de l'idéologie moderne où s'opposent et se complémentarisent l'individualisme et l'holisme. Sur ce point, le lecteur pressé pourrait consulter le «lexique de quelques mots-clefs» (p. 263-264) qui offre un survol du cadre conceptuel utilisé par l'A. Toutefois, le lexique ignore le mot totalitarisme. L.D. en est conscient, car il écrit dans son Introduction:

En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire (p. 28).

Un peu plus loin, il s'interroge :
D'où viennent, dans l'idéologie et plus largement dans la société contemporaine, les éléments, aspects ou facteurs non individualistes? (Ibid.)
Il reprend plus loin :
Le monde idéologique contemporain est tissé de l'interaction des cultures qui a eu lieu à tout le moins depuis la fin du XVIIIe siècle, il est fait des actions et réactions de l'individualisme et de son contraire... [ajoutant plus loin] et comme un nouveau versant à explorer (p. 29).
En conséquence :
Cela s'accompagne d'un glissement de point de vue par rapport au début de cette recherche et même, au plan du vocabulaire, d'un certain embarras, rançon du chemin parcouru (p. 29-30).
Il enchaîne immédiatement :
On avait cherché, pour commencer, à isoler ce qui est caractéristique par opposition à ce qui l'a précédée et qui lui coexiste, et à décrire la genèse de ce quelque chose, que nous avons appelé ici individualisme. Durant cette étape, on a assez largement tendu à identifier individualisme et modernité. Le fait massif qui s'impose maintenant, c'est qu'il y a dans le monde contemporain, même dans sa partie "avancée", "développé" ou "moderne" par excellence, et même au seul plan des systèmes d'idées et de valeurs, au plan idéologique, autre chose que ce qu'on avait défini différentiellement comme moderne. Bien plus, nous découvrons que nombre des idées-valeurs que l'on prendrait comme le plus intensément modernes sont en réalité le résultat d'une histoire au cours de laquelle modernité et non-modernité, ou plus exactement les idées-valeurs individualistes et leurs contraires se sont intimement combinés (p. 30).

Voilà un aveu qui peut en confondre plusieurs, mais qui, au plan savant, marque un progrès dans le sens de l'englobé, de l'englobant et de l'englobement des contraires. Et c'est ici, il me semble, que la pensée de L.D. rejoint celle d'Edgar Morin dans Pour sortir du XXe siècle.

Ce courant de pensée est très fort actuellement. Il circule dans les milieux tant de sciences que des sciences humaines. Parmi les nouveaux chercheurs en sciences humaines, Pierre Dupuy apparaît comme un théoricien brillant sur la nature de l'ordre et du désordre dans la culture. A l'heure des divers totalitarismes (démocratiques ou communistes), l'homme s'interroge sur sa place dans la cosmogonie et la société. Les multiples facettes des objets et des relations dans la trilogie:

engendrent le MOUVEMENT incessant tant intérieur qu'extérieur de la RÉALITÉ HUMAINE considérée sous l'angle d'un continuum MATIÈRE/ESPRIT. Au plan théorique, L.D. me paraît se rendre jusque-là par l'utilisation qu'il fait du concept d'hiérarchie. Cependant, au plan de la recherche, il se limite à l'étude de l'homme dans le cadre de l'idéologie moderne, d'où l'importance de la ligne Homme/Société. C'est d'ailleurs sous cet angle qu'il aborde la relation Homme/Nature dans un autre ouvrage Homo Aequalis I : Genèse et épanouissement de l'idéologie moderne pour mettre en évidence la CATÉGORIE ÉCONOMIQUE (voir flèche pointillée) qu'il dénote comme étant des rapports de l'homme aux choses. Toutefois, le chapitre VII consacré à «La valeur chez les modernes et chez les autres» (p. 222-262) rétablit la théorie du Tout — pour le moins au plan des idéologies.

Par le biais du concept de hiérarchie, L.D. tente de « cerner la configuration formée par les idées-valeurs ou les valeurs-idées » (p. 243). Et c'est là qu'il plonge dans l'arsenal mental de la modernité pour découvrir « l'individualisme et la séparation concomitante entre l'homme et la nature et ont ainsi disjoint le bien, le vrai et le beau, et introduit un abîme béant entre être et devoir être. Cette situation est notre lot en ce sens qu'elle est au cœur de la culture ou civilisation moderne » (p. 234). En revanche, il lui semble que la solution au problème ne peut être ni la séparation ni la confusion ni l'union de l'être et du devoir être, mais une combinaison hiérarchique complexe des faits, des idées aussi bien conçus dans l'individualisme que dans l'holisme (cf. p. 233-249 et complémentairement, p. 196-204 et 220-221). Puisqu'holisme et individualisme « sont directement incompatibles » (p 198), que « la maladie totalitaire » guette l'homme en société, que « l'homme est en vérité séparé de la nature » et qu'il « a affirmé sa capacité de remodeler les choses selon sa volonté » (p. 254, 63-64), « le mieux ne serait-il pas de prendre cela hiérarchiquement » (p. 46) ? Telle est la voie que préconise L.D. pour la compréhension du fait réel, du fait « total » à la place d'une reconstruction du type universaliste ou du genre typologique ou taxonomique. Dans cette perspective, on comprendra tout le poids de cette phrase qui — selon moi — constitue le postulat anthropologique de L.D. : « Si unir dans la différence est à la fois le but de l'anthropologie et la caractéristique de la hiérarchie, elles sont condamnées à se fréquenter. (p. 221) » Ce message est diffus dans tous les essais réunis dans ce livre. Il l'est plus particulièrement parmi ceux portant sur la genèse religieuse et politique de l'individualisme occidental (chap. 1 et 2), car ces deux chapitres présentent une vision pénétrante sur la situation de l'homme dans le monde — individualisme-dans-le-monde — et hors-du-monde, soit un individualisme extra-mondain (voir plus particulièrement la p. 64, n. 30).

Dans ses travaux antérieurs, L.D. a mis en évidence l'a-perception sociologique de l'homme dans l'idéologie moderne (cf. Homo Hierarchicus ). Celle-ci réapparaît en sociologie. En définitive, il y aurait deux points de départ : d'une part, la sociologie voit l'individu et pose la société ensuite ; d'autre part, elle postule l'homme comme être social (« on pose donc comme irréductible à toute composition le fait global de la société » (p. 11), c'est-à-dire à la fois ses institutions et ses représentations spécifiques. Ce qui voudrait dire qu' « il n'y a pas de fait sociologique indépendamment de la référence à la société globale dont il s'agit » (p. 12). En somme, L.D. préconise un holisme méthodologique en sociologie pour sortir de la confusion introduite par l'individualisme méthodologique qui confond l'idéal et le réel et rend la compréhension des autres modèles de société impossible. Ce qui pose là, comme dans les sciences, les rapports entre l'observé et l'observateur. Cette réflexion n'est pas l'apanage des seuls hommes de sciences qu'ils soient physiciens ou biologistes, ou encore, des psychologues ou des philosophes.

Dans le cadre des études sur les idéologies, les neuf « essais » contenus dans cet ouvrage offrent une mine de réflexions. Le fil conducteur me semble fixé autour des relations entre l'homme, la société et la nature quant à leur représentation en termes d'idées et de valeurs dans une société/communauté, soit l'idéologie globale. Ici, il s'agit de l'idéologie moderne : l'individualisme et ses avatars. Livre provocant.

Bruno Deshaies
17 janvier 1985
Version légèrement remaniée: 13 novembre 1997


SOURCE :  Louis Dumont, Essais sur l'individualisme - Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne.
Paris, Seuil, 1983, 272 p. (coll. « Esprit »).

  1. Voir plus spécialement à cet égard « Le contrecoup de la Révolution : renaissance de l'« universitas » (p. 107-114).
  2. Voir Ordres et Désordres. Enquête sur un nouveau paradigme (Coll. « Empreintes », Paris, Seuil, 1982, 282 p.). Avec des réserves à faire quant à sa tendance à expliquer plutôt qu'à comprendre, à retenir le schéma hypothético-déductif en contrepartie du schéma sens/signification.
  3. Paris, Gallimard, 1977 (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »).
  4. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979, xl + 449 p. (coll. « TEL » no 39). Première édition : 1966 ; édition anglaise : 1971.

Page d'accueil  Commentaires  Haut