Rond-Point Accueil  > Méthode > Petit discours de la méthode


Article de Guy Frégault sur la méthode (1943)

« [L]'historien, [...] ne peut pas ignorer
les exigences de la méthode [...]
La méthode lui donne accès à une matière.
Cette matière, il doit l'informer, c'est-à-dire la repenser [...] »


En 1943, Guy Frégault propose sa conception de la méthode historique. Ce texte dense et bien charpenté donne le chemin que les historiens de l'École de Montréal avaient déjà franchi au début des années 1940. Avons-nous fait mieux depuis ? S'appuyant sur Descartes d'abord, il le dépasse par son esprit kantien en associant le sujet à l'objet et vice versa. Quoi de plus moderne ! D'ailleurs, ce texte pourrait nous faire réfléchir sérieusement sur le concept de modernité que nous utilisons aujourd'hui, à tort ou à raison, sans trop de distinctions et de nuances. À tous ceux qui, à la suite de Ronald Rudin, croient que les historiens de l'École de Montréal pratiquaient une méthodologie dépassée, voire même éculée, pourront réévaluer leurs points de vue à la lecture de cet article. S'en inspirer ne leur ferait aucunement tort, sinon beaucoup de bien ! Nous offrons aux internautes du Rond-Point le texte intégral de l'article. Nous apprécierions connaître vos commentaires. (Bruno Deshaies, 13 février 1999)


Petit discours de la méthode1

Ce n'est nullement pour produire un effet littéraire que nous évoquons tout de suite la figure, de Descartes. Le doute méthodique, le système de la table rase, est la condition d'un travail historique à la fois intelligent et fécond. Ne tenir pour certain que ce qui est prouvé, n'accepter que ce qui s'appuie sur les documents ou sur les monuments authentiques et, pour le reste, appeler les hypothèses par leur nom, telle est la règle fondamentale à laquelle les ouvriers de l'histoire ne doivent jamais se permettre de déroger.

A. La « petite » et la « grande » histoire

Nous disons bien l'histoire tout court, sans établir d'opposition entre la « petite » et la « grande » histoire. Une distinction suffit. Ici comme ailleurs, on ne doit distinguer que pour unir plus étroitement. Admettons que les problèmes de l'euristique [sic] se posent différemment aux travailleurs de la petite histoire et à ceux de la grande. Il reste que les uns ne peuvent ignorer l'effort des autres. Détachée du mouvement général des sciences historiques, qu'elle doit contribuer à élargir, la petite histoire courrait grand risque de devenir un jeu stérile ; d'autre part, isolée dans les textes plus ou moins officiels, qui ne découvrent toujours qu'une part — et non pas nécessairement la plus importante — de la vérité des événements et des institutions, la grande histoire serait sans cesse menacée de donner dans des déviations dangereuses ou des conclusions superficielles. Par conséquent bien que, dans le domaine de l'euristique [sic], la petite et la grande histoire évoluent sur des plans différents, il est nécessaire qu'elles se rejoignent au coeur d'une même vérité.

B. Les manuscrits

1. La critique interne des documents

Si nous abordons la critique, nous pouvons négliger la distinction sans courir le risque de commettre de graves imprécisions. Il est interdit pour tout le monde d'affirmer sans preuve et de tirer des conclusions de prémisses inexistantes. Sans documents, pas d'histoire ; mais l'euristique [sic] a permis de recueillir les documents. L'historien possède les sources. Comment les utilisera-t-il ? Supposons-le en présence d'un manuscrit du XVIle siècle.

En soi, une assertion contenue dans un tel manuscrit n'a pas plus de valeur que ce qu'affirme le journal de ce matin. Mais, dès l'abord, une difficulté surgit. Il faut pénétrer le sens des mots. Si, dans cette pièce, on parle, par exemple, de la « bonne conduite » de tel fonctionnaire, il ne s'agit pas nécessairement d'un hommage rendu à la vertu de ce digne homme ; il est fort possible que « bonne conduite » signifie simplement « administration ». Si l'on commente le « succès d'une entreprise », il faudra voir s'il ne s'agit pas proprement de l'issue d'une expédition. De ce qu'un missionnaire appelle les indigènes « sauvages », il ne faut pas conclure qu'il les méprise ; c'est que ce missionnaire sait son latin et qu'il voit dans ses « sauvages » des hommes de la forêt. Parce qu'une lettre qui, par ailleurs, ne porte pas le nom du destinataire, commence solennellement par « Monseigneur », il ne faut pas s'empresser d'affirmer qu'elle fut expédiée à un évêque ; le contexte dira si elle ne fut pas plutôt écrite au ministre, par exemple, à « Monseigneur » le Marquis de Seignelay. Cette question de langue, à laquelle on peut rattacher celle des habitudes épistolaires, est extrêmement importante. Bon nombre de traducteurs et « d'éditeurs » américains y ont perdu leur latin et leur peu de français. Le même danger nous guette.

2. De la critique interne à la reconnaissance des faits

Cependant, il est clair qu'il ne suffit pas de comprendre un document pour être tout de suite en mesure de l'utiliser à des fins historiques. Revenons à notre manuscrit du XVIIe siècle. Supposons que la critique externe en a établi le texte. Il restera à s'assurer que ce manuscrit est bien de l'époque. Il faudra encore s'inquiéter, non seulement d'en déterminer, mais aussi d'en connaître l'auteur le mieux possible. Rappelons-nous qu'un document n'expose des faits que tels que vus par son auteur. Celui-ci était-il bien placé pour observer et s'est-il donné la peine d'observer soigneusement ? Ce qu'il a constaté, l'a-t-il exposé sans le dénaturer ? En d'autres termes, offre-t-il des garanties suffisantes de sincérité et d'exactitude ; a-t-il fait erreur, ou bien ses préjugés et ses intérêts le portaient-ils à induire ses lecteurs en erreur ? La nécessité absolue de ce travail de critique saute aux yeux. Donc, aller aux sources, mais ne jamais accepter une donnée telle quelle.

C. Les imprimés contemporains

Il y a d'autres sources que les manuscrits. Il faut aussi compter avec les imprimés contemporains, qui ont une valeur égale. A peine de se fourvoyer, on ne saurait les utiliser sans critique, par fétichisme de la matière imprimée. Il serait inepte, par exemple, de juger Frontenac et l'oeuvre des Jésuites en Nouvelle-France en acceptant aveuglément les assertions du pseudo-Le Clercq, ou encore de suivre Hennepin les yeux fermés dans la découverte de la Louisiane.

(A ce sujet, il est désormais impossible de parler de Hennepin en connaissance de cause sans avoir étudié le travail magistral du P. Jean Delanglez, Hennepin's Discovery of Louisiana. On y voit que la critique est elle-même un art à la fois difficile, fécond et rigoureusement indispensable.)

1. Nécessité de recourir aux sources

Seules les sources comptent. Il faut constamment se le rappeler lorsqu'on utilise des travaux de deuxième main. Charlevoix, pour ne nommer que lui, est un historien honnête et intelligent. (Nous ne parlons pas ici de son Journal, qui est évidemment un ouvra de première main et un document d'une valeur inestimable.) Doit-on accepter tout ce qu'il écrit sans distinction, même après avoir reconnu qu'il est sincère et généralement bien informé ? Comme tout historien, il vaut ce que valent ses sources. Prenons un exemple : l'histoire des premières années de la Louisiane française. Si l'on se contente de ce que dit l'auteur de l'Histoire et description générale de la Nouvelle-France, on se contentera en réalité de bien peu, c'est-à-dire de la relation de Pénicaut, que l'historien jésuite a acceptée en bloc ; ou cette relation fourmille d'erreurs. Garneau, Ferland, Faillon, Parkman sont de grands noms de l'historiographie canadienne. Mais un bon document qui les contredit aura toujours raison contre eux. « Garneau dit que... » ne prouve rien ; cela prouve simplement que Garneau l'a dit.

2. L'historien doit repenser la matière

Cependant l'euristique [sic] et la critique ne constituent pas toute l'histoire. Elles en sont les conditions. Ceux qui ne les dépassent pas ne sont point des historiens. Ils peuvent être des érudits, gens éminemment estimables, dont le travail, parfois obscur, n'en est pas moins indispensable à la constitution d'un patrimoine d'excellents travaux historiques. Mais l'historien, qui ne peut pas ignorer les exigences de la méthode — et cela inclut non seulement la connaissance et la mise en pratique des règles de la critique mais aussi des détails qui ont leur importance, comme l'art de faire de bonnes notes infra-paginales (elles sont trop souvent jetées d'une façon inconsistante dans les livres canadiens) — doit encore savoir les dépasser. La méthode lui donne accès à une matière. Cette matière, il doit l'informer, c'est-à-dire la repenser, la créer de nouveau dans son esprit, méditer son oeuvre de sorte qu'elle ouvre de nouvelles avenues qui déboucheront sur une vérité historique plus précise, plus compréhensive et vivante de la vie d'une intelligence qui n'a pas abdiqué. Aux anciens historiens, souvent satisfaits de faire de l'éloquence et de la littérature, il importe maintenant d'opposer une réaction de caractère résolument intellectuel. C'est là le seul moyen qui reste à l'ouvrier de l'histoire, quel qu'il soit, d'être égal à sa tâche et de travailler efficacement pour la culture.

118, Grand-Allée, Qué.
GUY FRÉGAULT , Ph. D.

Ouvrages à consulter:

  • Semaine d'Histoire du Canada, Montréal, Société Historique de Montréal, 1926, XVIII, 456 pp.
  • Anair, E-R., The Canadian Contribution to Historical Science. Dans « Culture » 4 (1943), 63-83.
  • MATHIEU, Arthur (Abbé), « Pourquoi sommes-nous divisés ?»  Dans Parole d'historiens. Anthologie des réflexions sur l'histoire au Québec. Choix de textes et présentation par Éric Bédard et Julien Goyette. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 379 p. Un choix de 48 documents. Voir le Document 14 Arthur Maheu (p. 105-109).  «À nous d'utiliser l'Histoire pour inspirer à la jeunesse la très positive notion d'égalité entre les deux groupes au Canada. (p. 97)»
  • GROULX, Lionel, «Pourquoi sommes-nous divisés? »  Dans Parole d’historiens. Anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec. Une réponse à l'Abbé Maheu. Voir le Document 15: p. 111-114. « Ce n'est pas ce qui s'est passé hier qui nous divise; c'est ce qui se passe aujourd'hui; ce sont les injustices qu’on perpétue. (p. 114)»  Le débat Mathieu vs Groulx illustre les difficultés dans la pensée politique québécoise.
  • GODBOUT, Archange, Les préoccupations en histoire - les thèses de M. l'abbé Maheux. Dans « Culture » 4 (1943), 28-43.

  1. Bulletin des sociétés historiques canadiennes françaises - 1942 Québec : les Éditions de culture, 1943. — p. [6-9], rédigé par Guy Frégault.
    NOTE: Les sous-titres sont du Rond-Point.  Réédition, en 2006, de cet article dans : Parole d'historiens. Anthologie des réflexions sur l'histoire au Québec. Choix de textes et présentation par Éric Bédard et Julien Goyette. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 379 p. Un choix de 48 documents. Voir le Document 20 Guy Frégault (p. 147-149).

Page d'accueil    Commentaires  Haut