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Préface d'Albert Jacquard

Bruno Deshaies nous offre un guide nous permettant d'avancer avec un peu plus de sécurité et d'efficacité dans l'entrelacs si compliqué des chemins de la connaissance.

Ce mot, depuis que j'ai lu l'Art Poétique de Paul Claudel, auquel il sert de sous-titre, je l'écris volontiers co-naissance. Car il s'agit d'une naissance; mais de quoi, de qui?

Pour Claudel la réponse est claire : « toute sensation est une naissance », écrit-il, c'est moi qui naît au monde chaque fois que je pénètre mieux sa réalité. La science, cet effort sans fin de lucidité sur l'univers qui nous entoure est, selon lui, une technique qui nous permet de nous insérer dans une réalité préexistante, d'y naître.

La pratique scientifique m'a amené à une vision toute différente : ce n'est pas moi qui naît au monde, c'est le monde qui naît en moi, grâce à la science. En effet, le monde qu'elle décrit n'est qu'une métaphore de l'inaccessible réalité. Tous les termes employés pour la décrire sont des inventions humaines, lentement élaborées, et dont le seul avantage est de nous permettre d'expliquer grâce à quelques formules algébriques les événements dont nous sommes les témoins. Lorsque nous expliquons le mouvement de la Terre autour du Soleil en tirant la conséquence de la loi de Newton (F = Gmm'd-2), nous remplaçons notre vision de la réalité par des symboles liés à des concepts, « force », « masse », « distance », qui sont le produit de l'imagination des hommes et qui n'ont qu'un rapport assez flou avec notre expérience concrète. En fait, nous construisons dans notre imaginaire un modèle du monde réel plus éloigné encore de celui-ci qu'un « modèle d'avion » en balsa et en papier ne l'est d'un Boeing 747.

Bien sûr, cette contradiction n'est pas arbitraire; l'essentiel du jeu consiste à confronter les propriétés du modèle ainsi imaginé et le processus dont nous sommes témoins. S'ils sont compatibles, nous poursuivons dans la même voie; s'ils divergent, nous sacrifions le modèle et en construisons, en faisons naître, un autre. Tel a été le cas lorsque l'attraction entre masses inventée par Newton a été remplacée par la courbure de l'espace autour d'une masse proposée par Einstein; ce jour-là, dans la tête des physiciens, un autre monde est né. Sans, bien sûr, que le monde extérieur en soit perturbé.

Tout au moins en une première phase. Car, étrangement, à mesure que le modèle imaginé par les scientifiques se rapproche de la réalité, il donne aux hommes des moyens d'action et leur permet de modifier ce qui les entoure. E = mc2, ce n'est qu'une ritournelle; c'est aussi une révolution conceptuelle, un pas décisif dans la compréhension du réel; et, un demi-siècle plus tard, cela donne aux hommes le moyen de détruire l'humanité.

Il s'agissait de naissance, et voilà que la mort se profile. Cela est nouveau. Depuis toujours les progrès de la compréhension ont été à la source d'améliorations du sort des hommes. Au XVIIe siècle, Francis Bacon pouvait affirmer : « le but de la science est de réaliser tout ce qui est possible. » Nous savons aujourd'hui que cet optimisme mène à la catastrophe. « Il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas faire », s'est écrié Einstein le soir d'Hiroshima.

Le jeu de la naissance en nous d'un modèle du monde réel n'a de sens que s'il constitue la naissance d'une humanité enfin consciente de ses possibilités et de ses devoirs, capable de choisir son destin. Ce qui a le plus d'importance dans l'univers qui m'entoure, ce sont les autres hommes. Je deviens moi grâce à eux, je contribue à leur devenir. Co-naître, c'est naître ensemble. Le comprendre est urgent. Puisse cet ouvrage contribuer à diffuser le sentiment de cette urgence.

Albert Jacquard
Paris, 07.10.90


SOURCE :  Méthodologie de la recherche en sciences humaines. Laval, Beauchemin, 1992. xxi + 400p. ISBN 2-7616-0485-7

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