Rond-Point Histoire Débat sur l'historiographie Michel Brunet contre Lionel Groulx


| Introduction | Page suivante | Deux visions de l'action nationale au Québec

Confrontation des points de vue

GROULX (75 ans)
« Catholicisme et action nationale »   BRUNET (36 ans)
« Canadians et Canadiens »

Vocations

/154/ [...] S'il appartient, en effet, au laïc, à tout laïc d'abord, d'assumer le profane ou le terrestre, et, entre autres choses, d'assurer à un pays de saines institutions sociales, de promouvoir la culture, les arts, le progrès scientifique, il appartient peut-être /155/ à certains laïcs qui n'ont d'autre à compromettre qu'eux-mêmes, de se porter aux points plus périlleux, et par exemple, de participer activement chez eux à la vie politique, d'orienter et d'assainir cette politique, de promouvoir et de rectifier la vie économique, de préserver et de défendre la culture nationale, bref, et s'il le faut, d'affronter hardiment, sur ces terrains, les éléments subversifs ou les égoïsmes destructeurs.

Juste revendication

/155/ Car, il est nécessaire parfois d'aller jusque-là. Et s'il faut parler de façon encore plus concrète et toucher en passant un point capital, je vous dirai qu'en cet État canadien officiellement bilingue, où les Canadiens français ne sont pas une nationalité tolérée, mais où ils sont chez eux autant que personne, et où on leur dit que la dualité culturelle est une richesse nationale, je n'admets point, pour ma part, qu'au nom de je ne sais quelle paix dont nous ferions tous les frais, l'on nous oblige à jeter un voile pudique sur nos plus légitimes revendications ; ni non plus ne puis-je admettre que, pour les mêmes motifs ou prétextes, on nous donne jamais à choisir entre notre culture et notre foi et que les coreligionnaires, quels qu'ils soient, viennent jeter ce drame dans notre vie. Et c'est pourquoi il nous faut des hommes assez libres et assez courageux pour empêcher ces violations de droit et de conscience.

[...] Ici, permettez-moi de m'expliquer. Certes, l'on m'accordera que je ne me suis jamais caché nos misères, ni aucune des déviations que nous avons, hélas, laissé s'introduire dans notre vie. Mais puis-je ignorer pour autant que nous sommes une petite nation de baptisés /156/ et qu'à tout prendre, nous pouvons encore revendiquer le titre de fils authentiques de l'Église ? Dans notre passé, il n'y a jamais eu, que je sache, d'apostasie officielle. Notre civilisation, tout entamée qu'elle est, est restée d'essence chrétienne.

Biens de civilisations

Jetez, si vous le voulez bien, un simple coup d'œil sur l'armature de notre vie nationale ou encore, ce qui n'est pas moins révélateur, sur nos principales revendications en ce pays. Si nous, Canadiens français, réclamons le respect du fédéralisme, ne serait-ce point parce que ce système politique, conquis, imposé par nos pères, pour ce qu'il pouvait garantir de libertés publiques, nous paraît un bien de civilisation ?

Biens de civilisation également que nos droits constitutionnels inscrits dans la charte canadienne : cette égalité politique, juridique, culturelle avec l'associé. Bien de civilisation que notre provincialisme, ce privilège ou plutôt ce droit chèrement acquis d'une province catholique et française de se gouverner soi-même plutôt que de l'être par une majorité étrangère à sa foi et à sa culture. Bien de civilisation que notre langue originelle incontestablement l'un des grands parlers du monde moderne, l'un de ceux qui honorent le plus l'esprit humain. Bien de civilisation que notre droit civil, non dépourvu d'erreurs et de lacunes, mais tenu, au jugement d'un docteur romain, pour supérieur aux codes modernes d'Europe et d'ailleurs. Biens des civilisation enfin et de civilisation chrétienne que notre conception de la famille et du mariage indissoluble, que celle du travail, que celle de l'enseignement public et celle de la liberté scolaire et religieuse, que Dieu merci, nous n'avons jamais marchandée à personne. Bien de civilisation, en un mot, toute l'histoire, toute les traditions, tout l'humanisme aéré, généreux, /157/ que recouvrent, au Canada français, l'expression et la réalité nationales.

Pour me résumer [...] : en quel lieu de notre pays et de l'Amérique du Nord, plus qu'en cette petite province de Québec, l'Église peut-elle accomplir plus librement et en plus parfaite plénitude sa mission rédemptrice ? En quel milieu également d'Amérique, s'il savait s'en rendre compte et en profiter, le Canadien français que nous sommes pourrait-il s'accorder, je ne dis pas un plus riche, mais un plus sain développement de sa personnalité humaine et atteindre plus sûrement à sa destinée de chrétien ? Et me tournant maintenant vers vous, jeunes catholiques, je vous dirai : [...] quelle sera donc votre attitude à l'égard de l'état de civilisation que la Providence vous a ménagé, tout comme envers le cadre national qui en est le soutien ? [...]

Culture et foi

/158/ Mes jeunes amis, [...] [v]otre action nationale, vous la pratiquerez en toute sûreté de conscience, mais vous voudrez ne la concevoir que dans la perspective catholique. La civilisation, la nation, la patrie ne sont pas des fins, ni surtout des fins ultimes. Ce ne sont que des moyens, moyens insignes sans doute, dans leur ordre, mais qu'il convient d'insérer quand même à leur place, dans la synthèse de la foi. [...]

/160/ Mesure de la volonté

Nous nous demandions tout à l'heure qu'elle sera la patrie de demain ? Elle ressemblera à ceux qui la feront. [...] Pour quelque épreuve ou avanie que ce soit, ne donnez jamais votre démission d'homme ni de chrétien. [...] Pour des raisons que je n'ai pas à vous donner ici, et bien malgré eux, vous le savez, vos prédécesseurs vous ont laissé une maison en ruines, abandonnée depuis longtemps. Jeunes hommes et jeunes filles de l'AJC, je vous en supplie, ne tournez pas le dos à la maison au toit qui coule et aux fenêtres crevées. Nous avons /161/ tellement besoin de vous. La voix qui vous appelle au travail, à la reconstruction, à l'espérance, écoutez-la, elle vient de loin. Elle vient des profondeurs de l'histoire : voix de millions d'ancêtres. [...] D'une main robuste et joyeuse, empoignez donc, jeunes gens, vos outils. Une œuvre, une mission dépassent souvent celle des bâtisseurs et c'est celle de rebâtisseurs.

SOURCE : Pour bâtir.

 

[L'ancien Canada, le nouveau Canada]

/18/ La Proclamation de George III, publiée quelques mois après le Traité de Paris [1763], supprima d'un trait de plume l'ancien Canada. [...]
Si le Canada n'existait plus, il y avait encore des Canadiens. [...]

Ce petit peuple avait vaillamment combattu pour maintenir l'Empire auquel il devait la vie [...]. Il avait vu partir ses principaux dirigeants. [...] Néanmoins, ils gardaient, jusqu'à un certain point, l'illusion de continuer l'œuvre de la France en Amérique. [...] Le Canada, en un mot, c'était leur patrie. [...] Les vaincus de 1760 avaient encore conscience de former une nation distincte : la « nation canadienne ».

Cette « nation canadienne », malheureusement, habitait un pays qui ne lui appartenait plus. [...]

/22/ Après 1840, les Canadiens durent se rendre compte que le vieux rêve de déloger un jour les Londoniens et les « co-sujets d'outre-mer » ne se réaliseraient jamais. [...]

En rédigeant son manifeste [d'août 1840], LaFontaine avait fait preuve de réalisme. Les jeux étaient faits. Les Londoniens avaient triomphés et les descendants des vaincus de 1760 se /23/ voyaient forcés, bon gré mal gré, de reconnaître que le nouveau Canada n'était plus celui que leurs ancêtres avaient fondé. Ce Canada britannique ne serait pas à eux et ne serait jamais à eux. [...] Le sort des Canadiens est définitivement scellé : ils seront une minorité. [...]

En 1867, trois colonies britanniques de l'Amérique du Nord, le Canada-Uni, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, jugent opportun de former une fédération. [...] Le nouvel État fédéral se donne le nom de Canada.[...] /24/ Ce nouveau Canada n'était pas l'œuvre des Canadiens. C'était un royaume anglais créé par les British Americans. [...]

[Du provincialisme au centralisme]

/25/ La deuxième grande guerre favorisa directement cette évolution constitutionnelle. Le gouvernement central prit l'initiative dans tous les domaines. Il l'a conservée depuis. Il suffit de rappeler certaines étapes : plan national d'assurance-chômage (1941), ententes fiscales de guerre avec les provinces (1942), rapports Marsh sur la sécurité sociale (1943), loi des allocations familiales (1945), conférence fédérale-provinciale sur le rétablissement d'après-guerre (1945-1946), loi de la citoyenneté canadienne (1946), ententes fiscales avec les provinces (1947), admission de Terre-Neuve dans l'Union canadienne (1949), création d'une /26/ Commission royale d'enquête sur les arts, les lettres et les sciences (1949), abolition des appels au Conseil privé et réorganisation de la Cour suprême du Canada (1949), amendement constitutionnel donnant au Parlement fédéral le droit de modifier seul la constitution canadienne en ce qui concerne les pouvoirs du gouvernement central (1949) - dans tous les autres États fédéraux du monde, le Parlement central ne peut pas amender aucune partie de la constitution sans le concours des autres assemblées législatives du pays, conférences fédérales-provinciales sur la réforme constitutionnelle (1950), rapport de la Commission d'enquête sur les arts, les lettres et les sciences (1951) [Rapport Massey], aide fédérale aux universités (1951), visite de la future souveraine de l'Empire (1951), nomination d'un gouverneur Canadian (1952), nouvelles ententes fiscales avec toutes les provinces, sauf Québec (1952).

Une pensée nationaliste anglo-canadienne ou Canadian s'est substituée à l'ancien provincialisme. Le Canada anglais de 1953 forme une véritable Nation-État. [...]

/27/ Les responsabilités internationales du pays ont donné au gouvernement d'Ottawa encore plus de prestige et d'autorité. [...] Ce gouvernement a prouvé depuis dix ans [1943-1953] qu'il est aussi puissant que celui d'un État unitaire. Cette puissance, il n'a nullement l'intention de la partager avec les provinces. Il est prêt, néanmoins, à leur concéder des subsides généreux. [...]

[Le canadianisme et l'option québécoise]

/29/ Les Canadiens français ont tout intérêt à prendre une vue réaliste de la situation. Ils doivent d'abord se rendre compte que le gouvernement d'Ottawa est devenu et demeurera le gouvernement national du Canada anglais. [...] [L]orsque ce gouvernement se donne soudainement la mission de protéger et d'aider la culture canadienne-française, il envahit un domaine que la constitution de 1867 ne lui accorde pas. Les Canadiens français eux-mêmes, en réclamant, par une politique de force, la mise en vigueur d'un bilinguisme que /30/ les auteurs de la Confédération n'avaient jamais voulu établir, l'ont encouragé dans cette voie. [...]

Les Canadiens français n'ont qu'un seul gouvernement national auquel ils peuvent confier en toute quiétude le maintien, la défense et l'enrichissement de leur culture et de leur civilisation. Ce gouvernement c'est celui de la province de Québec. [...]

/31/ Le seul canadianisme que les Canadiens français du Québec peuvent approuver et pratiquer, s'ils décident de ne pas s'assimiler complètement au Canada anglais, est celui qui leur donnera les moyens politiques et économiques de maintenir l'indépendance de leur culture. [...] Ils n'y réussiront qu'en conservant libres et autonomes toutes les institutions qu'ils peuvent mettre à leur service. Pour atteindre cette fin légitime, ils ont besoin d'un maximum d'autonomie provinciale. [...]

[Choisir une option : l'heure a sonné]

/32/ Contrairement aux générations de Canadiens qui l'ont précédée depuis la Conquête, [la jeunesse] a l'avantage de savoir clairement ce à quoi elle s'engage. L'heure de l'option définitive a sonné pour les Canadiens : faire la fusion dont quelques ancêtres ont rêvé dès 1790 ou se donner enfin les cadres politiques et économiques indispensables à toute nationalité qui veut se perpétuer.

SOURCE : Canadians et Canadiens.


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