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Guy Frégault

Le chevauchement des cultures au Canada [ 1 ]

« Chevauchement des cultures au Canada! » Qu'est-ce que l'on veut dire au juste par là? Si l'on entend par cette formule qu'il existe, dans le pays que nous habitons, des zones culturelles qui se recouvrent partiellement pour constituer une unité comparable à un toit dont les tuiles chevauchent, je crains que l'on ne commette une erreur d'une réelle gravité. Et l'on en commettrait une autre, tout aussi grave, si, plaçant le problème là où il ne peut manquer d'aboutir, au centre de la personne, on allait conclure que, normalement, chez tout Canadien? ou, du moins, chez tout intellectuel canadien ? deux cultures complémentaires voisinent au point de se recouvrir là aussi, en partie.

Pour arriver à semblables conceptions, il faut ignorer ce que c'est qu'une culture nationale et ce que c'est que la culture de peuples issus, comme les nôtres, de la colonisation moderne. Il faut au surplus, puisque tout cela se traduit dans les faits, être incapable d'observer les relations véritables qui se nouent entre les deux cultures au Canada.

Une culture nationale ne se bâtit pas en l'air, mais que, pour se développer, elle doit être nourrie et soutenue par un groupe humain qui dispose des ressources, des institutions et surtout de «l'outillage mental» qu'il faut pour organiser son territoire, sa politique, son économie, sa société ...

Les ouvriers des sciences de l'homme ont assez étudié les faits culturels pour que nous puissions tenir pour admis qu'une culture nationale ne se bâtit pas en l'air, mais que, pour se développer, elle doit être nourrie et soutenue par un groupe humain qui dispose des ressources, des institutions et surtout de «l'outillage mental» qu'il faut pour organiser son territoire, sa politique, son économie, sa société.

Cette constatation nous permet tout de suite de remarquer combien Canadiens français et Canadiens anglais se trouvent placés dans des conditions différentes lorsqu'il s'agit de travailler à l'épanouissement de leur culture respective. Alors que les premiers ont une base matérielle qui leur suffit tout au plus pour maintenir une survivance culturelle, les seconds sont équipés, matériellement et mentalement, de manière à pouvoir posséder un jour une vraie vie de l'esprit. Il en résulte que, sur le plan de la culture comme sur les autres plans, le voyage que Canadiens français et anglais poursuivent dans l'histoire risque fort, si nous cherchons un compagnonnage trop rapproché, de ressembler à celui du pot de terre et du pot de fer.

Ce que je dis ici n'est ni une prophétie ni un dévergondage de l'imagination, comme on pourrait le penser à la légère. Considérez un fait. Nous avons volontiers l'impression que l'Anglo-Canadien n'a pas l'intelligence des langues, comparé à l'Anglais d'outre-mer, parce que ce dernier parle souvent le français, même s'il ne vit pas en pays officiellement bilingue, alors que celui d'ici, ? même avec l'avantage de nous avoir pour «compatriotes», ? ignore assez habituellement notre langue. L'explication de cette anomalie apparente n'est pas bien difficile. Il se trouve que, par la masse de ses réalisations intellectuelles passées et présentes, la France exerce sur ses voisins une attraction culturelle que le Québec n'exerce pas autour de lui. Or, ce n'est pas par miracle que la culture française rayonne. Elle rayonne parce qu'elle crée, et elle crée parce qu'elle est soutenue par un pays vivant.

Réfléchissons maintenant à la situation culturelle de groupes humains qui, comme le nôtre, comme celui des États-Unis, comme ceux du Commonwealth britannique, sont nés de la colonisation européenne. Il semble que leurs évolutions nationales se soient accomplies de la façon suivante. Ils ont commencé par s'assurer leur autonomie politique. Leur mesure d'indépendance économique ne leur est venue que plus tard. Quant à la personnalité intellectuelle, seuls les États-Unis sont parvenus à en dégager une, et ce succès a eu pour conséquence une espèce de décentralisation de la culture britannique. Ce phénomène pose aux Canadiens anglais un problème extrêmement difficile. Exposés à l'attraction culturelle des États-Unis, mais conscients de la nécessité de rester distincts des Américains, ils prennent à l'égard de ces derniers une attitude intellectuelle souvent hostile, tout en s'évertuant à maintenir leurs liens avec la Grande-Bretagne.

Pour nous, issus de la colonisation française, nous avons été séparés de la France au moment où notre développement intellectuel restait très incomplet. D'autre part, la culture française ne s'est pas décentralisée, dédoublée, comme celle de l'Angleterre. Paris la domine et l'inspire encore plus que jamais. C'est particulièrement vrai chez nous, où éducateurs et écrivains ne parlent que de notre culture française et de notre enseignement français. Il en résulte que nos intellectuels vivent en marge de notre masse populaire et que cette marge ne cesse de s'élargir. «On croirait, écrit à ce propos M. Jean-C. Falardeau, voir s'ouvrir une paire de ciseaux.» C'est là, sans aucun doute, notre grand problème culturel.

Ainsi, nous avons notre problème. Les Anglo-Canadiens ont le leur. Certains parlent et agissent comme s'il n'était que d'additionner nos difficultés à celles des Canadiens anglais pour qu'il en surgisse une solution commune. Quelle logique!

Si nos deux cultures avaient vu le salut dans ce rapprochement, celui-ci serait effectué tout seul. Mais, encore une fois, voyons les faits. La littérature canadienne-anglaise nous est aussi inconnue ? donc, aussi étrangère ? que la littérature mexicaine. Elle n'a exercé d'influence visible sur aucun de nos écrivains.

Par ailleurs, lorsqu'un Anglo-Canadien veut prendre contact avec la culture française, il se sert du livre français du professeur français : ne nous en étonnons pas, nous en faisons autant. Et puis, les luttes scolaires qui se sont livrées dans toutes les régions anglo-canadiennes indiquent assez que le Canada anglais ne regarde pas, en pratique, notre culture comme complémentaire de la sienne.

Le Canada anglais n'a jamais permis qu'un second Québec se constituât chez lui. Loin de souhaiter le chevauchement des cultures, il a toujours veillé à ce que le Québec restât ce qu'il est : une «enclave culturelle» dans une nation britannique.


  1. Le Fédéralisme. Rapport de la deuxième Conférence annuelle de l'Institut canadien des Affaires publiques organisée avec le concours de la Société Radio-Canada. Ste-Adèle Lodge, Ste-Adèle, P.Q., du 21 au 25 septembre 1955. Voir les pages 32-34. Guy Frégault, historien et vice-doyen à la Faculté des Lettres à l'Université de Montréal, donnait la réplique à l'exposé du Père Georges-Henri Lévesque, o.p., professeur à la Faculté des Sciences sociales de l'Université Laval. [ Retour ]N.B. Cette conférence a connu une large diffusion, à l'époque, tant à la radio de Radio Canada que dans Le Devoir, 23 septembre 1955, p. 11; L'Action nationale, 45 (novembre 1955), 3 : 253-256 ainsi que dans La Nouvelle revue canadienne, 1956, p. 215-217.

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