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DOCUMENT : RAYMOND ARON : SOUVERAINETÉ ET FÉDÉRATION

TEXTE

Chapitre XXIII
Au-delà de la politique de puissance:

I.- LA PAIX PAR LA LOI

[...] 4. Guerre interétatique et guerre intraétatique

...tâchons de distinguer les diverses catégories auxquelles appartiennent, au fond, les différends entre les États.... Il existe divers systèmes légaux, chacun valable sur un fragment de l'espace et la nationalité du droit. Une première catégorie de différents résulte de la contradiction possible entre la territorialité et la nationalité du droit. A quelles conditions un État est-il habilité à soumettre les citoyens d'un autre État, habitant sur son territoire? Dans quelle mesure un État peut-il priver les nationaux d'un autre État de leurs biens et de leurs libertés, en appliquant sa propre législation, même si celle-ci viole la coutume admise comme civilisée?

Les États ne sont pas en relations seulement par l'intermédiaire de leurs nationaux qui visitent les autres pays, ils sont en relations aussi par l'intermédiaire du domaine public international, la mer et, demain peut-être, l'air au-dessus d'une limite, non encore fixée, de souveraineté. Certaines voies d'eau, bien que situées sur le territoire d'un État, sont à ce point indispensables à d'autres que l'utilisation en est garantie à tous ou à certains par conventions internationales et que des conflits peuvent surgir soit par suite d'interprétations contradictoires de ces conventions soit par suite de leur violation pure et simple par l'État qui a physiquement le moyen de le faire....

En troisième lieu, les États sont en relations parce que la vie économique est de plus en plus transnationale. Par l'intermédiaire d'administrations étatiques ou d'exportateurs ou d'importateurs privés, les marchandises s'échangent à travers les frontières....

En quatrième lieu, les États peuvent prendre des mesures ou tolérer des activités à l'intérieur de leur territoire, qui tendent au renversement soit du régime soit du gouvernement établi dans un État voisin....

Enfin, les États sont en relations et, éventuellement, en conflit, sur l'objet primaire du droit international, le découpage de l'espace. [Querelles portant sur le possesseur d'un espace, vide ou à moitié vide; ou encore sur le tracé des frontières] ...ou moraux (droit des peuples à disposer d'eux-mêmes).

Une telle classification couvre manifestement la plupart, sinon la totalité, des différends internationaux. [...]

Chapitre XXIV: Au-delà de la politique de puissance:

I.- LA PAIX PAR L'EMPIRE

1. Les équivoques de la souveraineté

[...]

La souveraineté peut être considérée comme le fondement à la fois de l'ordre intraétatique et de l'ordre interétatique. Un État est souverain en ce sens que, sur son territoire, réserve faite des règles coutumières, obligatoires pour tous les «États civilisés», et des engagements pris par convention ou traité, le système légal qu'il édicte ou avec lequel il se confond est l'instance dernière. Or, ce système n'est en vigueur qu'à l'intérieur d'un espace limité, il ne s'applique qu'aux hommes d'une certaine nationalité. Si donc la souveraineté est absolue, l'ordre intra et l'ordre interétatique sont essentiellement autres puisque le premier implique et que le second exclut la soumission à une autorité unique. [...]

... Il ne peut pas plus y avoir deux souverains, à l'intérieur d'une collectivité politiquement organisée, qu'il ne peut y avoir deux généraux en chef à la tête d'une armée....

La souveraineté appartient à l'autorité à la fois légitime et suprême. Aussi la recherche de la souveraineté est-elle, en même temps ou alternativement, la recherche des conditions auxquelles une autorité est légitime et du lieu, des hommes ou des institutions, en lesquelles elle réside....

Dans l'expression souveraineté du peuple, le concept ne s'applique pas au détenteur effectif de l'autorité mais à l'ensemble humain d'où, selon la logique de la constitution, dérive l'autorité des lois ou des gouvernants.... La souveraineté des juges est liée à la primauté de la Constitution, elle-même établie par la volonté originelle des États qui se sont fédérés. Mais la Cour suprême, aux États-Unis, ne peut être dite souveraine au sens où l'étaient les rois dans les régimes absolutistes. Elle n'exerce ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir fédératif, pour reprendre les termes de Locke. Aussi me parait-il fâcheux d'employer le concept de souveraineté pour désigner le centre et le foyer du pouvoir effectif parce que celui-ci est, en fait, divisé. [...]

...si, contre l'usage, on attribue à cette «élite de pouvoir», la souveraineté, celle-ci ne saurait être dite ni absolue ni indivisible....

La formule de la souveraineté, absolue et indivisible, fausse par rapport au pouvoir effectif à l'intérieur des unités politiques, est-elle vraie, appliquée aux acteurs sur la scène internationale? En fait, il est incontestable qu'en un espace donné... En droit, souveraineté externe signifie la même chose qu'indépendance...

Les situations intermédiaires entre l'indépendance et l'effacement total de la souveraineté ont existé maintes fois, au cours de l'histoire, en particulier au siècle dernier....

Il est incontestable que des collectivités, territorialement organisées, ont, durant un temps plus ou moins long, perdu certains des attributs de la souveraineté, pour les retrouver ensuite ou, tout au contraire, les perdre définitivement en s'intégrant à une collectivité plus vaste. Tunisie et Maroc ont retrouvé les attributs transitoirement perdus; les cantons suisses et les États américains ont renoncé à la souveraineté. Les États ou semi-États non européens ont obtenu l'abrogation des traités dits inégaux et sont devenus libres de déterminer leur constitution, leur législation, leur politique étrangère, la composition de leurs forces armées, la gestion de leurs finances (ce qui n'exclut pas qu'ils soient, comme tous les autres États, soumis aux obligations du droit international, des traités, conventions et coutumes).

Tout semble se passer comme si, d'une part, la souveraineté, même externe, était divisible en fait mais comme si le partage, au moins à notre époque, avait un caractère précaire et quasi contradictoire, de telle sorte que, à la longue, la souveraineté externe s'accomplit ou s'efface. Les hommes qui prétendent à représenter une communauté politique, c'est-à-dire un groupement humain, conscient de son originalité et résolu à obtenir des autres la reconnaissance de son identité, auront normalement et logiquement tendance à réclamer l'égalité des droits, c'est-à-dire le même droit que les autres États à régler «souverainement» les affaires dites intérieures.

Résumons les résultats de ces analyses. Le concept de souveraineté, en dehors de son sens strictement juridique (la validité d'un système de normes en un espace donné), sert soit à justifier, à l'intérieur, une idée (ou formule) de gouvernement, le pouvoir de certaines instances (souveraineté de la Cour suprême aux États-Unis) ou de certains hommes (souveraineté du Cabinet ou de l'Assemblée) soit, au contraire, à dissimuler le pouvoir des hommes en mettant l'accent sur l'autorité d'un souverain collectif (le peuple) ou impersonnel (les lois). Vers l'extérieur, la souveraineté se confond avec la non-dépendance, mais le sens de cette non-dépendance prête lui-même à des interprétations contradictoires: si les États sont souverains, faut-il dire qu'ils ne sont pas soumis aux obligations du droit international? S'ils lui sont soumis, peut-on dire encore qu'ils sont souverains, au sens où la souveraineté implique une autorité suprême?...

2. Souveraineté et transferts de souveraineté

...l'idéologie de l'«égalité souveraine» [...] a justifié la reconnaissance de l'égalité formelle de tous les peuples, l'abrogation des traités inégaux, des mandats ou des protectorats, en bref la décolonisation. Le droit international, posant l'égalité souveraine des États, a influé sur le cours des événements à la manière d'une morale acceptée par la conscience commune qui supprime peu à peu les faits en contradiction avec elle....

...L'idéologie de l'«égalité souveraine» est invoquée par les petits États pour élargir la sphère de leur compétence interne mais elle n'ébranle pas la position privilégiée que les grandes puissances ont toujours prétendu occuper. [...]

... demandons-nous dans quelle mesure il y a, dans quelle mesure il n'y a pas «transfert de souveraineté»....

Appelons souveraine l'autorité suprême qui légifère...

Appelons souveraine l'instance constitutionnelle qui, en cas de crise ou de conjoncture d'exception, prend les décisions nécessaires au renouvellement des institutions ou au bien commun dans le cadre des institutions existantes.

Appelons souveraine l'homme ou les quelques hommes qui détiennent effectivement le pouvoir suprême, qui, selon la pratique ordinaire ou exceptionnelle, prennent les décisions qui engagent le destin de la collectivité...

Enfin, considérons comme souveraine l'instance qui possède le law-enforcing capacity, la capacité d'imposer le respect des lois et d'en sanctionner la violation...

...Poser que le Marché commun aboutit nécessairement à une fédération européenne (ou à un État fédéral européen), c'est supposer soit que l'économique, à notre époque, commande et, pour ainsi dire, englobe le politique, soit que la chute des barrières douanières fera tomber d'elle-même les barrières politiques ou militaires. Ces deux suppositions sont fausses....

L'espoir que la fédération européenne sortira insensiblement et irrésistiblement du Marché commun se fonde sur une grande illusion de notre temps: l'illusion que l'interdépendance économique et technique entre les diverses fractions de l'humanité a définitivement dévalorisé le fait des «souverainetés politiques», l'existence d'États distincts qui se veulent autonomes....

Enfin, il faut un étrange aveuglement pour prétendre que «souveraineté» ou «indépendance» ne signifient plus rien....

L'élargissement des fonctions de l'État, la règle de droit international qui interdit l'ingérence ouverte dans les affaires intérieures des États indépendants, la nationalisation de la culture, ces trois faits caractéristiques de notre siècle conservent à l'indépendance nationale, en dépit de l'interdépendance technico-économique, en dépit des blocs supranationaux et des idéologies transnationales, une signification que l'on peut déplorer mais non méconnaître. Faut-il la déplorer? [...]

La diversité des cultures n'est pas une malédiction à exorciser, mais un héritage à sauvegarder....

Il n'est pas plus satisfaisant pour la conscience de nier que de sanctifier les nations, de leur refuser le droit de déterminer elles-mêmes leur destinée que de leur accorder le droit de se faire justice elles-mêmes.

  1. Dans Raymond Aron, Paix et Guerre entre les Nations (Paris, Calmann-Lévy, 1962), p. 712-713, 724, 725, 726, 727, 728, 729, 731, 732, 733, 734, 736 et 737.

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