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Lire Séguin
par François ROBICHAUD*

Le Rond-Point des sciences humaines est heureux d'éditer dans l'Internet un essai inédit de François Robichaud portant sur la pensée de Maurice Séguin. Ce texte est le fruit de la réflexion d'un étudiant de Séguin dans les années 1980 au Département d'histoire de l'Université de Montréal.

L'analyse de François Robichaud vise principalement à faire comprendre la nécessité de « lire Séguin » afin de saisir la situation des Canadiens-Français dans le Québec et des Québécois dans le Canada. Un aperçu décapant qui nous empêche de nous consoler d'illusions ou de tronquer la réalité historique qui nous conditionne depuis des générations. Les effets psychologiques pervers de l'oppression essentielle sur les structures mentales collectives sont particulièrement mises en évidence.

Depuis la rédaction de ce texte, la maison Guérin a fait paraître dans la collection « Bibliothèque d'histoire », sous la direction d'André Lefebvre, deux ouvrages de Maurice Séguin.

Nous publions quand même le texte de François Robichaud parce qu'il n'a pas perdu de son actualité compte tenu qu'il s'attache à l'essentiel de la pensée de Maurice Séguin. Mais aussi parce qu'il propose une lecture des Normes qu'il juge indispensable à la compréhension de l'histoire des Québécois. « Lire Séguin » est une expression très juste, c'est pourquoi nous en ferons le titre d'une rubrique du Rond-Point. D'ailleurs, Le Rond-Point invite toutes les étudiantes et tous les étudiants de Maurice Séguin à lui faire part de leur compréhension de sa pensée ou des travaux qu'ils lui ont remis durant leurs études.

Bruno Deshaies
Québec, 24 mars 1999

 

Maurice Séguin consacrait à son enseignement et à la discussion le meilleur de son temps.

Présenter comme ils le méritent l'oeuvre et l'enseignement de Maurice Séguin n'est pas facile. Historiens comme journalistes s'y sont essayés avec plus ou moins de bonheur et à leur manière. Les plus consciencieux se sont empressés de renvoyer leurs lecteurs à la source même. Or, les écrits de Maurice Séguin, bien que peu nombreux et dispersés dans le temps, ne sont pas tous disponibles en librairie. Sa thèse doctorale de 1947, publiée en 1970, comme son unique condensé de notre histoire, publié en France en 1973, sont épuisés. On peut cependant se procurer le texte d'une série de conférences télévisées en 1962, intitulé L'idée d'indépendance au Québec — Genèse et historique (Trois-Rivières, Boréal Express, 1968/1977), ainsi que le texte théorique fondamental — qui sous-tend toute son oeuvre historiographique — paru dans le recueil Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, édité par R. Comeau (Les Normes, Montréal, VLB, 1987). Ces lectures auxquelles nulle vulgarisation par un tiers ne saurait suppléer peuvent cependant être mises en regard des témoignages divers émanant d'anciens étudiants ou collègues puisque Maurice Séguin consacrait à son enseignement et à la discussion le meilleur de son temps.

Ne pas se laisser abuser par la superficialité

L'étude approfondie, l'examen serré de l'oeuvre [...] permettent d'interpréter l'actualité sans se laisser abuser par les prestiges médiatiques.

On reproche souvent à l'oeuvre de Séguin son pessimisme. Certains s'estiment par là même justifiés de la bouder. On lui impute également d'être à la source du souverainisme falot des dernières années — ce qui représente un motif suffisant pour s'en détourner sans autre forme de procès. Quelques-uns enfin ont inféré de la santé fragile de l'homme des insinuations sournoises pour dénigrer sa pensée et en éloigner le lecteur. Un survol même sommaire des écrits de Maurice Séguin suffirait à se faire une opinion et à juger du bien-fondé de ces réserves. Mais l'étude approfondie, l'examen serré de l'oeuvre — où chaque mot, chaque virgule sont essentiels — permettent d'interpréter l'actualité sans se laisser abuser par les prestiges médiatiques. Si elle ne rend pas compte de tout, l'oeuvre de Séguin rend du moins compte du principal.

« Vivre, c'est agir »

« Tout un peuple est forcé de vivre et accepte de vivre en minorité, sous une majorité étrangère, sans pouvoir mesurer la gravité de la situation. » (Maurice Séguin)

« Vivre c'est agir » est le postulat-clé de l'édifice séguinien. Pour un individu, une collectivité, agir par soi est la condition sine qua non de son existence. L'agir par soi collectif est l'être même d'un peuple. Toute privation de cet agir constitue donc une privation vitale, une diminution d'être, une oppression essentielle. Un peuple qui agit à la place d'un autre peuple le prive donc de ce par quoi il pourrait actualiser ses potentialités, entraînant l'atrophie, la dépendance et le parasitisme chez le peuple remplacé. Pour survivre normalement, une collectivité doit pouvoir s'administrer elle-même dans tous les domaines. Si elle est contrainte — ou consent, même — à en laisser une autre se substituer à elle, les effets de cette oppression essentielle se feront sentir nécessairement, inévitablement. La norme suprême de la vie est d'agir par soi ; en être empêché est un mal en soi.

Chez les Canadiens-Français, la privation de l'agir par soi collectif a été introduite par la Conquête de 1760, reprise par l'Union de 1840 et régularisée par la Confédération. « Tout un peuple est forcé de vivre et accepte de vivre en minorité, sous une majorité étrangère, sans pouvoir mesurer la gravité de la situation. » (L'idée d'indépendance au Québec, p. 35-36.)

C'est donc au niveau des structures mentales que se manifeste surtout l'effet pathologique de cette oppression essentielle : s'interroger si laborieusement sur les coûts de la séparation constitue malgré soi l'aveu implicite d'un parasitisme économique ; refuser de se soustraire à la tutelle d'Ottawa est un aveu de dépendance ; présumer que tout Néo-Québécois entend bel et bien l'être, trahit l'atrophie du sens critique. On peut dire que les Canadiens-Français ont subi eux aussi un « Grand dérangement ».

Le collectif et l'individuel : une distinction essentielle

La majorité étrangère peut fort bien octroyer aux individus tous les droits imaginables : sa Charte, qui vous accorde tout en tant que personnes, vous refusera tout en tant que nation.

L'oppression dont furent victimes les Canadiens-Français ne s'est pas accompagnée de sévices ou de persécutions, que Séguin qualifie d'oppressions « accidentelles », car elles ne présentent pas ce caractère de nécessité propre à l'oppression essentielle. Ainsi, sans être réduits individuellement à la servitude du fait de la Conquête et de ses aménagements subséquents, les Canadiens-Français n'en ont pas moins perdu la liberté collective partielle dont ils jouissaient avant 1760. Ne concevoir l'oppression qu'en termes de persécutions empêche de comprendre qu'un peuple soit néanmoins opprimé du seul fait d'être remplacé par un autre peuple dans son agir ; c'est aussi confondre liberté individuelle et liberté collective. La majorité étrangère peut fort bien octroyer aux individus tous les droits imaginables : sa Charte, qui vous accorde tout en tant que personnes, vous refusera tout en tant que nation. Car c'est au niveau collectif que se font sentir les effets morbides de l'oppression essentielle : pris individuellement, les membres de la collectivité peuvent n'être ni parasites, ni dépendants; ils peuvent même témoigner du sens critique le plus aigu. Ce n'est qu'en gardant présente à l'esprit cette distinction que l'on peut chez Séguin comprendre des expressions aussi choquantes que « parasite économique du Canada anglais » et « nation annexée la mieux entretenue au monde » (et Séguin de préciser qu'il l'entend dans son sens demi-mondain... [voir Ibid., 37 et 65]).

Identifiant les aspects multiples d'une société, qu'il considère comme autant de forces et de facteurs dynamiques, Séguin les regroupe en trois grandes catégories : le politique, l'économique et le culturel. Au terme de son étude de leur interaction, on est en droit d'assimiler leurs rapports à celui des vases communicants. Toute limitation dans l'exercice de l'un quelconque de ces trois aspects se répercute sur les deux autres: l'annexion politique entraîne la subordination économique et perturbe la culture. Dans toute société civile, la maîtrise politique est nécessaire à la vigueur de la vie économique et culturelle; la maîtrise économique l'est à celle de la vie politique et culturelle; la maîtrise culturelle l'est à celle de la vie politique et économique. Un nationalisme qui ne se confine qu'à un seul de ces aspects ne peut être qualifié d'intégral.

Qu'est-ce que le nationalisme complet ?

Tout nationalisme complet est [...] le contraire de l'isolationnisme [...].

Tout nationalisme complet est séparatiste, précise Séguin. Il est le contraire de l'isolationnisme, car la coopération internationale n'est possible que s'il existe des « nations ». Un nationalisme complet vise à doter son peuple d'un État séparé où il sera maître et indépendant, et à défendre cet État contre toute menace. On ne comprend pas ce que c'est que le nationalisme quand on ne comprend que son nationalisme : tout nationalisme, en effet, est « inconsciemment hypocrite » vis-à-vis du plus faible. Beaucoup d'Anglo-Québécois qui s'apprêtent à voter non lors d'un éventuel référendum sur la souveraineté du Québec sont convaincus que leur choix n'est pas nationaliste, qu'il en est même tout le contraire ; ils déplorent et jugent aberrant le nationalisme des Canadiens-Français - tout comme ces derniers, celui des Amé-rindiens. Pour préserver leur séparatisme vis-à-vis les États-Unis, eux et leurs congénères des autres provinces doivent limiter, circonscrire celui du Canada français en maintenant le Québec dans la Confédération. Leur liberté collective postule l'asservissement du Canada-Français.

Trois obstacles à surmonter

[...] qui comprend la vraie nature de l'oppression essentielle échappera par là même aux servitudes psychologiques qui en procèdent, ce qui est déjà beaucoup.

La connaissance de l'oeuvre de Séguin nous évite, pour comprendre notre histoire, de recourir à l'accusation d'autrui et à l'autoculpabilisation. La malveillance du conquérant ni l'imbécillité des conquis n'expliquent l'inégalité structurelle qui caractérise leurs rapports depuis plus de deux siècles. L'indépendance des Canadiens-Français seule pourrait y mettre un terme, à condition de surmonter les trois obstacles qui sont:

  1. l'aliénation fondamentale qui les empêche de s'aviser de leur situation collective de nation annexée,

  2. leur sort de nation annexée la mieux entretenue au monde, et

  3. l'intérêt de l'État fédéral à maintenir son intégrité en conservant en son sein le Québec par tous les moyens, même légaux.

Le bilan qu'a dressé Maurice Séguin n'a peut-être rien de consolant, et s'en formaliser est compréhensible. Quoi qu'il en soit, toute situation offre la possibilité, sinon d'une solution objective, du moins d'une mise en valeur subjective, d'une libération par l'esprit ; qui comprend la vraie nature de l'oppression essentielle échappera par là même aux servitudes psychologiques qui en procèdent, ce qui est déjà beaucoup.

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Inédit, 1996

© Le Rond-Point des sciences humaines, Québec, 1999

(*) François Robichaud (Montréal, 1956). Au terme de ses études au Collège Stanislas et à l'Université Concordia (Beaux-Arts), s'inscrit en histoire à l'Université de Montréal. Correcteur-réviseur pour le Mémorial du Québec. En 1981, suit le cours de Maurice Séguin et, l'année suivante, ceux d'André Lefebvre en Didactique de l'histoire. Enseigne cette matière au secondaire. Un des fondateurs de la revue Indépendance (1986-1989). Travaille également à son compte comme traducteur-interprète.


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